Hubert Joly


DU BON USAGE DE L’HISTOIRE


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La mort d’Alain Decaux amène à se poser quelques questions sur l’intérêt que le grand public porte à l’Histoire. On ne peut pas dire que le sympathique personnage qu’était le Ministre éphémère de la francophonie (1988-1991) sous Mitterrand ait révolutionné la discipline dont il était devenu un agréable vulgarisateur, tout comme Max Gallo, Stéphane Bern, Franck Ferrand et quelques autres de moindre notoriété. Le principal mérite de ces animateurs a toujours consisté à s’entourer de nègres qui vont fouiller les archives pour rassembler une documentation concoctée à coups de ciseaux et de pots de colle. Il en sort parfois de très belles images mais on peut être surpris de voir par exemple Napoléon sortir de quatre films différents avec quatre têtes parfaitement dissemblables en fonction des épisodes choisis.

Je me garderai cependant bien de cracher sur l’Histoire. La grande, bien entendu, même si la petite, avec son cortège de dessous grivois, ravit généralement les téléspectateurs. À côté des coucheries illustres, il y a le ressort inépuisable des impondérables. Waterloo a-t-il été perdu parce que l’empereur était enrhumé, parce que les cartes étaient fausses ou parce que les canons de Grouchy s’étaient embourbés ? Il est toujours tentant de mettre Paris en bouteille avec des « si » et de se demander comment le monde aurait tourné si, lors de la bataille du Granique, Clitos n’avait pas tranché le bras de Spithridate, sauvant ainsi la vie à Alexandre le Grand…

Il est vrai que la petite histoire apporte une couleur que la grande peine à restituer. Lorsque Saint-Simon « écrit à la diable pour l’immortalité », comme le dit si joliment Chateaubriand, tout en voulant faire œuvre d’historien scrupuleux, il nous narre avec verve le détail de la mécanique quotidienne à la cour jusque sous le lit de Mme de Montespan ou sur l’œuf à la coque cassé par la princesse d’Harcourt sur la tête d’un évêque et, de la sorte, il peut nous en apprendre plus que Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle.

À ceux qui admirent Alain Decaux, je ne saurais trop conseiller aux amateurs d’Histoire d’aller déguster les chroniques qu’Henri Guillemin, professeur à l’université de Neuchâtel (1903-1992) a consacrées à la démythification d’un certain nombre de dossiers (de Jeanne d’Arc à la Commune par exemple, en passant par Rimbaud ou Verlaine). Je garantis que c’est décoiffant…

Et pourtant. Il existe une catégorie de gens pour qui l’Histoire est une sorte de millefeuille dont chaque couche de crème est scellée par une couche de pâte pour l’éternité. On ne tourne jamais à l’envers les feuillets de l’Histoire. Elle est à chaque instant finie et il est inutile de vouloir en tirer des leçons. Ma conception est radicalement différente. Pour moi, l’Histoire est un grand arbre dont les vastes frondaisons ne peuvent s’expliquer que par la puissance des racines qui le portent. C’est pourquoi, il n’est pas vain du tout de creuser et de chercher à comprendre. Récemment, un ouvrage d’Arnaud Teyssier sur Richelieu a mis en lumière que le grand cardinal n’avait pas été le cynique décrit complaisamment par Alexandre Dumas mais un homme de foi doublé d’un profond théologien, soucieux de sauver les âmes autant que les hommes.

Permettez-moi encore un détour sur un sujet qui pourrait paraitre sensible. Il y a une dizaine d’années, un prêtre américain a publié un ouvrage en 3 volumes pour soumettre les textes évangéliques à l’épreuve de la critique historique (nécessité de pluralité des sources, principe de contradiction, etc.) Il en ressort un fondement historique extrêmement réduit mais qui gagne considérablement en historicité. Peut-être moins chatoyante, moins romantique, la silhouette de Jésus gagne en solidité : elle s’éloigne de toutes les légendes pour mieux éclairer son message… Reste la grande question posée par le Christ lui-même dans un contexte vieux de 2 000 ans qui n’est pas le nôtre : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », à l’opposé pourrait-on dire de Saint-Jean devant le tombeau vide : « Il vit et il crut ».

Quoi qu’on en pense, il y a là une ample matière à réflexion pour les historiens : ils ne sont pas près d’être au chômage…

Hubert Joly - 4 avril 2016