Hubert Joly


Grèce : Chroniques méditerranéennes

Hubert JOLY


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L'Hellène de Flério

 Dans un vallon caché de Naxos, à quelques mètres d'une rigole d'irrigation qui bruit doucement au milieu des tournesols et des zinnias, il est couché sur le dos, bras collés aux côtés, la tête au bas de la pente, la chevelure abondante mêlée à la terre brune. Grand sans être giganteque, à peine dégagé du marbre granuleux mais le torse déjà gonflé du souffle de la vie, la jambe gauche nerveuse tendue vers l'avant, il gît renversé pour l'éternité, ce kouros vieux de vingt-sept siècles.

 Nu et désarmé, qu'il est émouvant ce jeune homme venu du fond de notre civilisation pour nous porter un sourire que son visage à peine ébauché ne nous livrera jamais ! Libre à chacun de nous de l'imaginer, énigmatique, mystérieux ou doux, délivré du ciseau de sculpteur qui l'aurait figé pour toujours.

 Jamais peut-être la Grèce n'a produit dans sa maturité classique image plus touchante de la jeunesse et de la destinée humaine. Peut-être est-ce là, au pied de la pente ombragée d'oliviers bimillénaires, au bord de la source, qu'ont pris naissance tous les sourires de la sculpture et de la peinture européennes, celui de Reims comme celui de la Joconde...

 Ce visage, sur lequel ne se liront jamais ni le rire ni la moue boudeuse de l'adolescent qui va devenir un homme, me parait exprimer tout le tragique et l'ambigüité de la condition humaine dans l'alliance de la beauté et de la mort.

 Cet enfant perdu, fauché dans sa fleur, je ne peux m'empêcher de voir en lui l'aîné de tous mes frères d'humanité, puissant et fragile à la fois, indéchiffrable dans la vie comme dans le marbre. Toute l'Europe est ici en germe, dans ses déchirements et ses grandeurs, dans sa volonté constante d'interroger les mystères de la vie, de forger elle-même son destin, d'aller de l'avant.

 Au moment où la Grèce vient de rejoindre les pays qui se sont construits sur sa pensée, accepterons-nous que ce jeune dieu demeure à terre, pieds brisés ? Pouvons-nous, tous enfin réunis, secouer la torpeur du kouros endormi, chômeur ou drogué, éveiller son sourire et lui crier ensemble : « Lève-toi et marche ! »

 1984


 Reconnaissance

 Le lent brassage des hélices remuait au fond du port une vase noire lourde d'histoire. Âmes des marins péris en mer, les goélands gris et bruns faisaient cortège au navire dans un concert de cris rauques et chargés de détresse.

 Pourtant, dans la baie qui s'élargissait progressivement sous nos yeux, le soleil de l'après-midi éclairait le lent défilement de la ville, les cargos fumant à l'oblique, les petits bateaux de pêche faisant le bouchon sur les courtes vagues violettes hérissées de blanc.

 Dans le ciel, le ballet régulier des avions de ligne conférait une grandeur tranquille à ce panorama urbain largement étalé sur les promontoires et les plaines côtières, prolongé dans les lointains jusqu'au pied des montagnes. L'un après l'autre, chacun des appareils se présentait au centre de la baie. Un lent mouvement tournant l'amenait à en épouser la courbe. Volant parallèlement au rivage, le puissant oiseau, plein d'une détermination que rien ne semblait pouvoir arrêter, s'abaissait graduellement, touchait le sol, roulait longuement avant d'interrompre sa course face à nos regards. Ainsi vue du large, cette capitale qui semblait immobile au bord de l'eau s'offrait à l'adoucissement progressif de la lumière, dans la double activité de ses flottes maritime et aérienne.

 Au loin, émergeant d'une écharpe de brume et de fumée qui la détachait de la ville basse, une masse indistincte et brunâtre laissait deviner des formes géométriques ocrées. Je la scrutai longuement et l'interrogeai dans la tombée du soir. Elle allait disparaitre dans la nuit quand, dans un éclair d'émotion, je la reconnus : c'était l'Acropole.

 1984


 Ombres de Paros

 Accoudé au bastingage, je regardais disparaitre dans la nuit les deux pyramides de lumière de Siros. Un vent frais s'était levé. Le bouillonnement de l'eau chassée par l'étrave dessinait sur la mer un ruban phosphoré. De loin en loin, l'éclat des phares qui se relayaient signalait les iles invisibles.

 Absorbé par la contemplation du sillage, je relevai la tête. Dans l'obscurité, à quelques encablures du navire, une longue trière glissait silencieusement, parallèle à notre marche. Sa voile noire se confondait avec la nuit. Immobiles à l'avant du bateau, des silhouettes familières semblaient scruter l'obscurité, dans un effort d'interrogation semblable à celui que j'accomplissais: Périclès casqué, le bel Alcibiade, Platon aux larges épaules, Aristote appuyé sur le jeune Alexandre, et d'autres encore que je ne pouvais reconnaitre, mêlés au peuple des statues, des héros et des dieux.

 En les voyant ainsi, je me demandais ce que nous avions gagné sur eux qui naviguaient dans la nuit depuis deux mille cinq cents ans;

 Avec nos centrales nucléaires, nos satellites et nos batteries solaires, que savions-nous de plus sur le fond des choses?

 Nos incertitudes ont augmenté à proportion de notre surcroit de connaissances. Comme jadis, notre comportement se nourrit surtout de nos erreurs et de nos hésitations cumulées. Comme les anciens, nous n'avons guère pour énergie qu'un peu d'amour, d'enthousiasme et de naïveté; pour certitudes, un peu de pain, du fromage et du vin fleurant la résine.

 Hubert JOLY 1984


 Un barbare en été

 Après tant de grands hommes, tant de voyageurs et d'écrivains illustres, j'y suis trop tard monté. Oserai-je, moi le dernier, ajouter mon encre à la leur, et mêler à leur prière mes sarcasmes?

 J'ai failli me casser le nez sur le marbre glissant des Propylées ; c'est en jurant parmi la foule des touristes que j'ai fait ma procession des Panathénées. Pas de boeuf gras, pas de bélier docile dans le cortège. Où sont les cavaliers fringants à l'himation flottant au vent?

 Dieux immortels! L'Acropole est un poulailler d'Américaines caquetantes : le roi-dollar a chassé la Nikê!.

 Sous leurs échafaudages métalliques, Érechtéion et Parthénon pansent leurs plaies. La brume polluée me cache le chemin de Marathon. L'Illissos est tubé dans du béton. Le bitume a tué la cigüe.

 Pourtant, penché sur la muraille et scrutant l'agora, j'ai entendu un coq chanter pour Asclépios. Griffé aux arêtes du pentélique ocré, un bleu profond a explosé dans le naos. Puis, jaillis du rocher, quarante fûts de marbre, se braquant sur le ciel, ont tonné!

 Athéna, nos folies t'ont lassée. Nous avons fait parler la poudre où ta lance avait planté l'olivier. De combien de guerres stériles tes frontons ont-ils été ridés avant d'être volés par les Anglais?

 Si tu m'inspirais la sagesse- je ne demande qu'une fois- je laisserais la foule se bousculer sur tes parvis. Je descendrais à regret les degrés usés du chemin bordé de treilles et d'auberges.

 Dans l'ombre du musée, je ferais partager aux vivants enchainés l'allégresse des statues libérées, j'effleurerais la grâce d'un torse ou le surplis d'une korê. Un instant, je m'attarderais près d'une stèle funéraire, interrogeant le visage doux et grave d'une jeune morte. Devant une tête mutilée aux joues pleines, au front pensif et aux lèvres sensibles, j'essaierais - aujourd'hui, demain, toujours - de sourire au sourire de la Grèce.

 Hubert JOLY 1984


Un silence assourdissant

 

Les difficultés de la Grèce, quelque méritées qu’elles soient par la mauvaise gestion, les tricheries et la corruption, n’ont pas soulevé l’enthousiasme des Européens, c’est le moins qu’on peut dire.

 

On est loin de la ferveur des premières décennies du XIXe siècle où tout le monde volait au secours des Grecs, que ce soit par les armes, avec notamment la victoire de Navarin en 1827, ou les assauts des poètes, de Byron à Hugo…

 

Et, alors qu’à propos de l’identité nationale, on a rabâché jusqu’à plus soif les racines judéo-chrétiennes de l’Europe (racines pourtant bien tranchées par les massacres des juifs au cours de l’Histoire, des croisades au nazisme), pas une voix ne s’est élevée, mais pas une seule, pour rappeler que toute notre conception de la liberté et de la démocratie, de la dignité humaine, a pris naissance dans la Grèce antique. Cette considération aurait peut-être pu peser un peu dans les décisions, alors qu’apparemment seules les histoires de gros sous ont dicté le comportement des dirigeants européens.

On pourrait se demander si ces dirigeants, l’Allemande, le Français, le Belge flamand et l’Anglaise ont jamais entendu parler de Platon ou d’Aristote…

Peut-être pourrait-on leur rappeler que dans le domaine de la culture, de la politique, de la civilisation, c’est toute l’Europe qui a une dette immense à l’endroit de la Grèce…

 

Même extraordinaire mutisme du côté de l’Union méditerranéenne. Sans doute celle-ci comporte-t-elle une moitié de pays qui ne sont pas concernés par les problèmes de la Grèce, mais on aurait pu imaginer que les pays de la rive Nord dont plusieurs, comme l’Espagne ou le Portugal, ont des difficultés similaires fassent preuve d’un élan de solidarité vigoureux et lancent une action groupée, quitte à se passer de l’Allemagne qui ne veut pas d’une coopération méditerranéenne. Il est en effet parfaitement possible pour plusieurs pays de mener des actions bilatérales plus ou moins multilatéralisées lorsque l’enjeu est capital, comme c’est le cas aujourd’hui. On ne me fera pas croire que l’ensemble le plus riche du monde ne soit pas capable de trouver des solutions pour régler la crise grecque, d’autant que ces mêmes pays auront peut-être un jour besoin de l’aide de leurs voisins.

 

En dépassant les myopies nationales, les Européens pourraient, d’un mal, sortir un bien en montrant leur capacité à trouver des formules d’aide adaptées à cette crise qui risque de faire beaucoup de mal à tous s’ils ne la surmontent pas…

 

Hubert JOLY