Hubert Joly


Le mariage en Italie

Hubert JOLY


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Le mariage en Italie

 

On se rappelle l’enthousiasme avec lequel les Milanais accueillirent le 15 mai 1796 les troupes du général Bonaparte qui venaient de franchir le Grand Saint-Bernard.
C’est le même enthousiasme qui déchaina la population italienne lorsque je passai le 5 août 2012 la frontière du col du Mont-Genèvre, mais cette fois sans canons et avec des souliers…

Affligé de 54 neveux et nièces, je pouvais me permettre le luxe d’en expédier un outre monts sans que cela se vît dans la famille. Ce ne serait qu’un soldat perdu de plus…

Car l’Italie, nous les Français, nous connaissons tout de même un peu. Depuis la bataille de Marignan, dont je ne ferai pas l’injure à mes lecteurs de rappeler la date. Mais aussi l’épisode du Pont du Garigliano avec Bayard. Mais encore le désastre de Pavie (1525, je précise), au cours duquel François Ier fait prisonnier « perdit tout for l’honneur ». Et, dans une chronologie plus tardive, l’engagement primordial de Montenotte, Rivoli, aux portes de Turin, Marengo, célèbre par son veau, Mondovi, et quelques autres sans oublier Arcole !

C’est par le Pas de Suse que je passai le col. J’y étais déjà venu en février 1629 quand Louis XIII, obstiné comme il savait l’être, après avoir inspecté les « barricades » du duc de Savoie, décida de donner l’assaut suivi de quelques gentilshommes parmi lesquels le duc de Saint-Simon, et votre serviteur, aux applaudissements du cardinal de Richelieu qui avait suivi le roi dans la neige pour la circonstance.

Là, mon ami le comte du Val se couvrit de gloire et fut nommé maréchal de camp sur le champ de bataille. C’était un valeureux compagnon dont j’avais fait la connaissance un an plus tôt au siège de La Rochelle et nous avions beaucoup sympathisé dans l’ennui des camps. Heureusement, nous étions presque chaque jour divertis par les aventures de quatre de nos commensaux dont le plus jeune, Charles de Batz-Castelmore était le parfait sosie de du Val, à moins que ce ne fut le contraire. Ce garçon, très hardi et à la bonne mine, faisait mille tours pendables. Entre nous, plus familièrement, nous l’appelions d’Artagnan et il avait la bonté de ne pas nous en tenir rigueur.

Quant au cardinal, j’étais très lié avec lui. Nos deux familles, quoique de petite noblesse, s’étaient appréciées lors des Croisades et, lorsque j’étais encore un jeune page, la sœur ainée du cardinal avait daigné jeter un œil tendre sur ma modeste personne. A l’époque, je l’avais trouvée un peu âgée, sans deviner la fortune que ferait son frère le terrible, altier et richissime Armand du Plessis, et elle s’était consolée en épousant René de Vignerot-Pontcourlay qui possédait en Poitou le château de Gléné.

Après le Pas de Suse, un peu démonétisé de nos jours par une série de tunnels qui en masquent les abrupts stratégiques, nous avions fait rapidement la conquête de la citadelle de Pignerol où, plus heureux que Fouquet ou Lauzun, nous n’avions pas moisi plus de dix années. Prise en 1630, la place avait été reprise par le duc de Savoie en 1696. On peut déplorer que le général de Gaulle, si sensible à l’Histoire, n’ait pas jugé bon de réincorporer la forteresse au Royaume de France, avec le Val d’Aoste francophone pour faire bonne mesure après l’épisode mussolinien et qu’il se soit contenté de rectifier la ligne de crête du col de Tende et annexé les forts qui la gardent.

Quelques petites années plus tard (ou plus tôt, selon les passages du texte auquel le lecteur se réfère), nous avions suivi quasiment à la lettre mon cousin Stendhal en direction du lac Majeur, occupé après lui la citadelle d’Arona, avant de gagner les rivages des iles Borromée. Certes, il ne s’agissait pas de retrouver les pages que notre héros consacre aux bords du lac de Côme et j’étais loin des réceptions fastueuses du comte Mosca et de la duchesse Sanseverina…

 

La rive ouest du lac Majeur est peut-être la plus richement dotée en propriétés de grand luxe même si aujourd’hui un certain nombre de leurs jardins paraissent plus ou moins bien entretenus malgré l’abondance des palmiers. Moins connue que Stresa, Verbagna située un peu plus au nord, présente l’avantage d’être un peu moins historique et moins mondaine. Son église, d’un baroque bien tempéré, me laissa le loisir d’admirer les pilastres engagés de granit gris rehaussés de chapiteaux aux tons de chair, coloris qui s’harmonisait parfaitement avec celui des tables de communion enrichies d’incrustations de marbre noir du meilleur effet. Ajoutez à cela, sur les retables, une quantité de volutes dorées tout à fait charmantes et vous saurez qu’elles me plaisaient, à moi qui suis un grand admirateur du Bernin et qui ai acheté pour mon bureau une sanguine de son portrait par Bacciccio.

On y sent un petit air de Concile de Trente, juste assez vieillot pour être assez attendrissant et tout à fait approprié à l’ambiance un peu nostalgique des villes d’eaux que les curistes chic ont désertées au profit des hordes de touristes.

Pour comble de bonheur, le célébrant était bardé d’une chasuble-violon brodée et surbrodée et, comme il prononçait son homélie à la fois en latin, français et italien, on se serait cru touché du don des langues au jour de la Pentecôte. Enfin, pour clore la cérémonie, il nous sortit de derrière les fagots une bénédiction apostolique du dernier galant.

 

Si l’on veut vraiment jouir du paysage du lac Majeur, il faut franchir les frondaisons de l’allée des magnolias et emprunter la promenade qui longe le rivage. Là, une propriété de très belle venue avec ses enduits jaune d’or, sa triple loggia et sa double toiture à l’italienne, et dont le mérite était encore accru par les pieds qu’elle a dans l’eau, permettait d’aborder directement le quai de la villa. En venant du large, les pieux colorés qui facilitaient l’amarrage donnaient à l’ensemble comme un air vénitien au bâtiment et le fait de passer directement du lac aux terrasses ornées de vasques fleuries et de pouvoir m’appuyer négligemment sur les balustres pour admirer le plongeon de grèbes me parut d’un luxe plus enviable que tous les buffets du monde et que tous les champagnes…

 

La nuit tombant, le spectacle se déplaça sur une nouvelle scène. Le lac que j’avais vu si peu construit du temps de mon cousin Beyle, et même en 1953, avait bien changé. Le jour, des bâtiments modernes commençaient à le dénaturer, soit du fait de leurs volumes abusifs, soit de leurs teintes désaccordées et seuls les villages de la montagne conservaient leur apparence d’antan. Mais le soir venu, le mitage des hameaux se changeait en gouttes de lumière dispersées sur les monts et les grands immeubles des rives perdaient leur agressivité. Quant au lac, égal à lui même comme autrefois, calme ou bien agité, il conservait son charme immanent et sa capacité à défier l’écoulement du temps.

 

La grande attraction que nous nous nous promettions et que nous attendions avec impatience était la visite des iles Borromée. Dieu sait qu’on nous en avait rebattu les oreilles et que je ne pouvais pas faire un pas sans croiser les fantômes de toutes les célébrités politiques, militaires, littéraires ou musicales qui en avaient gouté ou chanté les charmes. Je m’attendais donc à une déception que compenserait peut-être le souvenir de tous ces noms illustres. Nous partions à une quinzaine, et pour certains, le bide hérissé d’appareils monstrueux tenant davantage du bazooka que de paisibles boites à souvenirs. Il ne leur manquait que la casquette de travers sur l’occiput pour offrir à ma grand honte la caricature la plus déplacée du touriste vulgaire. S’il y avait eu des chips et des pizzas, le tableau d’horreur eut été complet avec quelques papiers gras en prime.

Notre galère toucha enfin la côte et mon supplice prit fin. Le côté grandiose des bâtiments, un peu trop au-dessus de l’eau pour leur procurer une assise romantique, me toucha assez peu et je m’intéressai plutôt au Carrache, aux Borgognese, aux Panini qui n’ont rien à voir avec les sandwiches du même nom, et toute une flopée d’autres toiles que mon ignaritude m’interdisait de nommer. Il m’a paru pourtant que les collections ces « pauvres » Borromée dépassaient en un seul monument le contenu du château de Versailles… L’Italie c’est ainsi : on vous fait visiter une église qui vous coupe le souffle tant elle est bourrée de chefs-d’œuvre et on vous dit négligemment : « Si vous avez encore une minute, vous pouvez aller visiter la sacristie… » Vous y allez sceptique et vous ressortez les yeux exorbités par une nouvelle accumulation de merveilles… J’avais eu la même impression, il y a plus d’un demi-siècle à Venise quand, âgé de 17 ans, je courrais éperdu d’une église à l’autre, pour m’enivrer des lumières du soleil levant et saisir celle des trésors qu’elles étalaient à profusion…

Après cela, on comprend que ces Borromée n’aient eu aucune peine à faire canoniser leur Saint-Charles, quelque mérite qu’il ait eu par ailleurs à soigner les pestiférés de Milan.

C’est donc dans ces pensée sacrilèges que je traversai les grottes de l’Isola Bella pour émerger dans la lumière des jardins. Là, j’eus la surprise de constater que, contrairement aux habitudes, c’était l’architecture qui était foisonnante, débordante, débridée, alors que le plus grand formalisme classique réglait les compositions florales soumises aux plus rigoureuses symétries. Mais si l’effet de leurs associations et de leur savant étagement frappait par l’abondance des formes et des couleurs jusque dans la plus modeste vasque, la beauté formelle, l’entretien minutieux, voire maniaque, le niveau de raffinement perceptible en toutes saisons finiraient peut-être par lasser l’œil par l’accumulation de tant de perfections, au point qu’on en arrive presque à se dire : « Trop c’est trop… ». Non que je veuille cracher dans le lac, mais au bout du compte, l’excès en tout, une volonté trop affirmée de grandeur et de prestige nuisent un peu à la poésie qu’on attendrait de tels chefs d’œuvre. N’allez tout de même pas dire que je n’ai pas trouvé ces jardins magnifiques et somptueux et que je ne voudrais pas m’en inspirer sur mes misérables 1500 mètres carrés provençaux…

 

Au rebours, le charme de la villa Taranto qui fait face aux iles Borromée réside dans le contraste qu’elle fait avec ses voisines lacustres. Là, le formalisme architectural d’Isola fait place à des compositions mêlant les espaces finement géométrisés et des fontaines hyperclassiques à un superbe arboretum faussement sauvage qu’on parcourt sur près de cinq kilomètres. C’est en ce lieu que la science d’un mien neveu se déploya avec magnificence pour notre grand plaisir lorsque nos angoisses botaniques nous étreignaient trop violemment. Beaucoup d’arbres exotiques que je n’avais jamais vus comme un superbe Davidia, des Cryptomérias globosa, c’est-à-dire plus simplement « en boule » et des rhododendrons en pagaille me ravirent.

Régal aussi dans la montagne où la forêt protégée de pins sylvestres, fougères et châtaigniers me permit de démontrer quelques notions sur l’acidité des sols… Le beau site orné de chapelles et dominant le lac par échappées nous donna l’occasion de redescendre vers des réalités plus terrestres et plus tangibles entre vitello et carpaccio qui ne sont pas des peintres du XVIIe siècle comme un vain peuple pourrait le penser. Mais les objectifs que j’avais dénigrés plus haut m’immortalisèrent dans une pose romantique au balcon de ce qui pourrait être l’une de mes résidences. Aussi, faute de Marrakech ou d’Angkor, je décidai de donner à ce charmant extra architecturo-forestier le numéro 78 sur la liste d’urgence de mes futures propriétés…

 

Bien entendu, ces réjouissances nous avaient totalement fait oublier les néo-mariés. Mais comme il est probable qu’ils nous avaient, de leur côté, encore davantage perdus de vue, nous pensâmes qu’ils auraient quelque indulgence pour nos oublieuses folies… Ce ne fut pas un voyage, ce ne fut pas un mariage, ce fut du pur délire…

 

Père-grand

9 aout 2012