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L’enseignement du vocabulaire en classe de français langue étrangère

Jean-Claude Rolland


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• Extrait de l'ouvrage

L’enseignement du vocabulaire
en classe de français langue étrangère

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Après un rapide examen bibliographique, nous nous interrogerons sur la notion de « mot », et nous « revisiterons » la terminologie relative à cette notion, en fonction de ses divers angles d’approche. Le domaine est bien exploré depuis longtemps par les linguistes, mais peut-être n’est-il pas inutile d’en survoler rapidement le métalangage, ne serait-ce que pour vérifier quelle part de ce métalangage est, pour nous, pédagogiquement pertinente. Dans une deuxième partie, on abordera les questions relatives à la sélection et à la présentation du vocabulaire, au rapport entre mots et texte. On terminera par un inventaire de quelques activités proposées aussi bien par des praticiens que par des théoriciens en vue de réemployer les mots rencontrés en classe et, parallèlement, d’en évaluer l’apprentissage.

 

Une remarque préliminaire : il sera peu question ici des aspects psychologiques de l’apprentissage : beaucoup de savantes recherches ont été et sont menées sur le sujet ; mais il ne nous semble pas que ces recherches aient déjà eu des retombées pédagogiques significatives ; d’une part, chacun s’accorde à reconnaître que nous savons encore très peu de choses sur le fonctionnement du cerveau en général, et sur celui de la mémoire en particulier ; et d’autre part, chacun de nous développe, semble-t-il, ses propres stratégies d’apprentissage, au point qu’il est encore très difficile, dans l’état actuel de nos connaissances, de théoriser, de généraliser, et de prétendre pouvoir agir sur des stratégies supposées – peut-être à tort - déficientes, voire néfastes. Tout au plus pouvons-nous, avec quelque bon sens, affirmer qu’un mot devra être présenté plusieurs fois aux élèves si nous voulons avoir quelque chance qu’il finisse par être fermement acquis, et donc recommander qu’une quelconque forme d’évaluation quant à l’acquisition de ce mot n’ait lieu qu’après une énième rencontre occasionnelle ou une « exposition » provoquée. Ces recherches confirment aussi ce que le bon sens, toujours lui, nous avait déjà soufflé, à savoir que les jeunes apprenants sont plutôt sensibles à la forme écrite et phonétique des mots, et les apprenants adultes à leur(s) sens.

 

Cela dit, voyons donc ce qui s’est écrit d’intéressant sur le lexique et le vocabulaire ces dernières années. Une première observation nous a laissé perplexe : alors que ce sous-domaine de l’enseignement des langues étrangères semble avoir retrouvé depuis quelque temps la place qu’il avait momentanément perdue au cours de la période du communicativisme triomphant, c-à-d., grosso modo, les années 80, les Instructions Officielles pour le collège, - donc pour le français langue maternelle -, qui consacraient en 1986 quatre-vingt-cinq lignes au « vocabulaire », en détaillant, sur diverses pages, ce qui convenait à chacune des quatre classes, ne lui consacraient plus, en 1996, que les quatre lignes que voici, et ce, pour l’ensemble du cycle !

 

·    Enrichissement du vocabulaire : en particulier du temps, de l’espace, des sensations.

·    Etude du mot : sens général et sens contextuel ; synonymes, doublets, antonymes ; composition des mots (préfixe, radical, suffixe) ; étymologie (racines grecques et latines appartenant notamment aux champs lexicaux du temps et du lieu, locutions empruntées au latin)

 

... et c’est tout ! Comparées aux précédentes Instructions, ces dernières laissent donc le professeur totalement « libre » d’imaginer les activités à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs. Elles ne font par ailleurs plus la moindre mention de notions comme « groupements, champs, ou réseaux sémantiques », pas plus que de l’usage du dictionnaire. Espérons que, dans les Instituts de Formation Universitaires, les apprentis professeurs reçoivent de leurs formateurs des conseils un peu moins sibyllins. Retenons au moins que ces très brèves Instructions mettent, avec raison, l’accent sur les lexiques fondamentaux du temps et de l’espace. C’est assez nouveau pour être signalé.

 

À un autre niveau, et en matière de langues étrangères cette fois, les professeurs disposent maintenant d’un nouveau document émanant du Conseil de l’Europe, qui s’intitule « Cadre Européen commun de référence pour l’apprentissage et l’enseignement des langues ». Passant en revue la totalité du domaine, les auteurs font l’inventaire des classes de mots et d’expressions figées, - aussi appelées « formules stéréotypées » -, abordent la question de la sélection lexicale, listent les moyens habituellement mis en œuvre pour développer la compétence lexicale, et, sans porter de jugement de validité, demandent seulement à l’utilisateur de justifier ses choix et ses démarches. On est loin du dogmatisme qui a pu prévaloir en d’autres temps, ce dont il faut se réjouir : en d’autres termes, c’est un peu « fais ce que voudras », à condition que tu nous dises pourquoi tu le fais, et, autant que possible, que tu apportes la preuve que tu as raison de le faire.

 

Quittons les documents officiels pour nous tourner vers la littérature didacticienne : voici cinq ouvrages dont on peut recommander la lecture :

  • Pour une didactique des activités lexicales à l'école, Repères, n°8, 1993
  • Didactique du vocabulaire français, PICOCHE Jacqueline, Nathan, 1993, épuisé, mais consultable in extenso sur le site web de l’auteur, http://www.jacqueline-picoche.com.
  • Le vocabulaire dans l’apprentissage des langues étrangères, BOGAARDS Paul, CREDIF-LAL, Hatier/Didier, 1994
  • Lexique et didactique du français langue étrangère, Actes des 13ème et 14ème Rencontres. Paris, janvier-septembre 1994, Cahiers de l'ASDIFLE (Les), n° 6, 1995
  • Enseigner le vocabulaire en classe de langue, TREVILLE Marie-Claude, DUQUETTE Lise, Hachette, f-autoformation, 1996

Et pour les apprenants de FLE, des ouvrages complémentaires de vocabulaire commencent à être proposés sur le marché. On ne peut pas encore dire qu’il s’agisse d’un retour en force du lexique, mais ces publications et leurs qualités laissent bien augurer des années à venir : les « mots » semblent en bonne voie de reprendre aux « actes de parole » un peu de la place peut-être excessive que ces derniers ont quelque temps occupée, au moins en didactique, sinon dans la pratique quotidienne de la classe.

 

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Qu’est-ce donc qu’un mot ? La question fut posée à quatre linguistes par le coordonnateur du numéro spécial du Français dans le Monde d’août-septembre 1989 consacré au lexique. Passons sur les réponses données par Greimas et par Martinet, qui nous semblent constituer des curiosités auxquelles on ne peut que renvoyer les « curieux », et contentons-nous de résumer celles de Bernard Pottier et de feu Maurice Gross.

 

Bernard Pottier oppose le MOT à la LEXIE :

« Le MOT est une séquence de morphèmes ; certains mots n’ont pas d’existence isolée (fur) ; d’autres sont fréquemment dotés de liaisons originales avec d’autres mots ...Toute séquence (de 1 à n éléments) faisant partie du SAVOIR de langue (compétence lexicale) est une LEXIE, mémorisée comme telle, simple ou complexe : air, plein air, prendre l’air, l’air de ne pas y toucher. »

 

Quant à la réponse de Maurice Gross, le coordonnateur l’a gardée pour la fin ; elle clôt donc aussi bien le volume que la série. Après avoir regretté que l’acoustique physique ne permette pas un découpage du son en mots, Maurice Gross reconnaît que « la forme écrite est la seule possibilité de définir le mot : la partie formelle du mot simple est une suite de caractères comprise entre deux séparateurs consécutifs : le blanc, l’apostrophe et le tiret.

- surévaluer est donc un mot simple,

- sous-évaluer, aujourd’hui, mal famé sont des mot composés. »

Certains mots simples peuvent être associés à plusieurs sens (voler), d’autres ne pas en avoir (escampette, ni même poudre d’escampette). L’unité minimale de sens commence avec prendre la poudre d’escampette, que Maurice Gross, par souci de cohérence terminologique, préfère appeler un verbe composé plutôt qu’une locution verbale. De la même façon, si cordon bleu est bien un nom composé, alors nul et non avenu est un adjectif composé, de temps à autre un adverbe composé, tant et si bien que une conjonction composée, etc.

C’est à cette définition du mot que nous nous empressons d’adhérer, car elle est d’une simplicité qui devrait être aussi lumineuse pour les apprenants que pour les analyseurs syntaxiques et les dictionnaires électroniques à la réalisation desquels travaillent en France et à l’étranger les équipes héritières de Maurice Gross.

 

Comment les mots se laissent-ils approcher ? L’« angle d’approche » le plus immédiat est évidemment la forme, ou morphologie : tout mot a une forme qui permet, le plus souvent à simple vue, notamment par sa terminaison, de le ranger dans au moins une (et parfois plusieurs) des grandes catégories traditionnelles : nom, verbe, adjectif, etc., et cela, même si l’on en ignore le(s) sens. Ces catégories sont déjà anciennes et communément admises et utilisées, au moins dans l’aire indo-européenne. Seule la catégorie du déterminant se distingue par sa relative jeunesse, mais elle aussi entre peu à peu dans les mœurs, c’est-à-dire dans les manuels scolaires. Il est encore trop tôt pour voir apparaître des termes comme déterminants simples (articles, possessifs, démonstratifs) et déterminants composés, mais tôt ou tard ces termes s’imposeront inévitablement.

 

Faut-il enseigner ces termes ? La réponse est évidemment « oui » : comment travailler sur l’objet « langue » sans utiliser un minimum de termes techniques propres à cet objet ? Mais il ne faut pas en abuser, ne pas utiliser de termes savants d’invention récente et connus par un cercle limité de linguistes, leurs disciples et leurs épigones. On a vu que Maurice Gross nous permet de faire l’économie non seulement du terme « locution » mais également de tous les adjectifs en « -ale » (ex. verbale), en « -elle » (ex. prépositionnelle), ou en « -ive » (ex. conjonctive) qui lui sont habituellement associés.

 

Parler de la « forme », c’est aussi parler de la « dérivation » : beaucoup de langues connaissent ce phénomène d’enrichissement quasi spontané de la langue, à l’aide de préfixes et de suffixes, voire d’infixes. Mais attention ! La langue est volage et il y a beaucoup d’« enfants illégitimes » dans les fameuses « familles » de mots : indifférent n’est pas le contraire de différent, regarder ne signifie pas garder à nouveau, etc.

 

Également liée à la forme, quelques mots enfin de l’étymologie, dont on peut d’ailleurs dire la même chose que pour la dérivation : là encore, la plus grande prudence s’impose. Le professeur de langues se doit de travailler sur les significations actuelles des mots, et non sur l’histoire de leurs significations successives et, souvent, perdues. Je me souviens cependant d’avoir lu dans le Français dans le Monde, il y a quelques années, le compte rendu d’une expérience conduite par un professeur français en Turquie, expérience qui consistait à utiliser les ressources de l’étymologie. Autant que je m’en souvienne, ses élèves étaient passionnés par cette approche. Pour ne citer que l’exemple donné par Jacqueline Picoche dans la préface de son Dictionnaire Étymologique[1], « Il pourrait (donc) résulter quelque bien de révéler le fil qui mène de œuvre à opération en passant par opéra, opuscule, opérer, ouvrer, manœuvre, ouvrier, et ouvroir. On ferait ainsi comprendre qu’un jour ouvrable n’est pas un jour où les portes des magasins et des entreprises sont ouvertes, mais un jour de travail. »

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Deuxième angle d’approche du « mot » : son contenu sémantique. On ne s’attardera pas sur la terminologie, chacun connaît le sens de dénotation, connotation, synonymie, antonymie, métaphore, métonymie. Faut-il les enseigner ? À un niveau déjà très avancé, sans doute, mais ils sont trop savants pour de jeunes élèves, et ils encombreraient inutilement leur mémoire. On donne généralement des équivalents en utilisant le mot « sens » avec un adjectif simple approprié : sens propre, sens figuré, même sens, sens opposé, etc. Nous sommes là dans le domaine privilégié des dictionnaires[2]  : c’est dans un dictionnaire qu’on cherche le sens d’un mot inconnu, qu’on en cherche une définition, qu’on trouve éventuellement des exemples, des phrases où le mot est employé en contexte. Pour être tout-à-fait juste, on trouve parfois d’autres informations : par exemple des termes comme humain et non-humain, animé et non-animé, concret et abstrait, qui sont autant de traits distinctifs permettant une première organisation du lexique. Par les classes d’objets, ces traits peuvent être affinés. On trouve enfin dans les bons dictionnaires des indications sur le registre de langue dont relève tel ou tel mot ou telle ou telle de ses acceptions : familier, populaire, régional, argotique, vulgaire. Indications précieuses s’il en est, et que l’approche communicative, d’ailleurs, loin de les renier, affectionne.

 

Un dernier mot sur « la charge culturelle partagée », chère à Robert Galisson, qui n’est pas sans rapport avec l’axe syntagmatique de la thématique, à laquelle nous allons venir. Robert Galisson regrettait que les dictionnaires ne disent rien des associations que certains mots suscitent tout naturellement chez un natif : le mot dragée, par exemple, est, chez un français, immédiatement associé à baptême, bébé, parrain, rose, bleu, etc. Apprendre les mots français, c’est aussi apprendre à quoi pense spontanément un français quand il les utilise.

 

Restons-en là pour l’approche sémantique. Une dernière mise en garde, tout de même : la synonymie est abondamment utilisée par les enseignants pour expliquer un mot inconnu par un seul autre mot connu, ou pour tester les acquis lexicaux. Observons les phrases suivantes :

 

(1) Paul est heureux de voir Pierre.

(2) Paul est content de voir Pierre.

 

Au vu de ces deux phrases, beaucoup d’enseignants seront tentés de dire que content et heureux sont synonymes. Jusqu’au jour où ils constateront ce qui suit :

 

(3) Paul est content de Pierre / du travail de Pierre.

(4) * Paul est heureux de Pierre / du travail de Pierre.

(5) Paul est satisfait de Pierre / du travail de Pierre.

(6) * Paul est satisfait de voir Pierre.

 

... où l’on voit que content est (para)synonyme de heureux pour une de ses acceptions, et de satisfait pour une autre.

 

Troisième angle d’approche du « mot » : sa thématique. Paul Boggards donne un exemple des rapports paradigmatiques et syntagmatiques qui dessinent le champ lexical d’un mot. « Dans un champ lexical comme transports, il existe des rapports paradigmatiques de nature sémantique entre des unités linguistiques comme poids lourd et camion, ...tandis que les paradigmes morphologiques présentent des séries comme conduire, conducteur, conduite ; voyager, voyageur, voyage, etc. Les rapports syntagmatiques établissent des liens, d’une part entre voiture et rouler, entre compagnie et aérien, etc., d’autre part entre des unités linguistiques comme voyager, billet, train, bagages, arrivée, etc. ». Stricto sensu, d’un seul point de vue thématique, les rapports morphologiques, sémantiques et syntaxiques sont prévisibles mais non indispensables pour définir un thème : les cinq derniers mots cités n’ont pas d’autre lien que le lien thématique, et ils suffisent pour révéler dans un texte la présence d’un champ lexical, lequel champ est d’ailleurs plutôt celui du voyage que celui du transport.

 

Ce type d’approche a donné lieu très tôt dans l’histoire de la didactique des langues à de multiples listes thématiques, dont un des derniers avatars pourrait bien être le chapitre « Objets et Notions » du Niveau-Seuil. Si les vocabulaires thématiques par listes ne semblent pas avoir donné les résultats qu’on en escomptait, l’approche thématique des textes est en revanche plus prometteuse, car, sous les termes relativement récents de scripts (ou scénarios), et d’inventaires, c’est bien de cela qu’il s’agit.

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Nous avons laissé pour la fin le quatrième et dernier angle d’approche, l’angle syntaxique. C’est en effet le plus récent. Très peu pris en charge par les dictionnaires ou les méthodes de langue, il fait depuis une quarantaine d’années l’objet de recherches intensives dans tous les laboratoires où l’on travaille sur l’analyse automatique des textes et sur leur traduction automatique. Le Laboratoire d’automatique documentaire et linguistique (LADL) fondé par feu Maurice Gross, et d’autres départements universitaires en France et à l’étranger, constituent patiemment des lexiques-grammaires exhaustifs. « Grammaire », oui, le mot est lâché : « la syntaxe, c’est notre affaire », disent les grammairiens. L’ennui, c’est que sur l’axe syntagmatique, il y a des mots, et que ces mots ne s’unissent pas les uns aux autres n’importe comment, même lorsqu’ils ont l’air d’avoir le même sens, comme nous l’avons vu plus haut à propos de heureux, content, et satisfait. Dans un numéro spécial du Français dans le Monde intitulé « ... et la grammaire ? », de février-mars 1989, Christian Leclère, membre du LADL, enfonçait un coin dans ce domaine réservé par le seul titre en forme de question de son article : « Les mots ont-ils une grammaire ? » La réponse est évidemment affirmative. La même année paraissaient d’ailleurs deux grammaires de FLE d’une certaine notoriété, qui avaient pour caractéristique commune, et originale, de consacrer une partie importante de leur contenu à une liste de verbes classés par ordre alphabétique et dont les constructions figuraient en regard. En somme, un « dictionnaire de verbes » au beau milieu d’une grammaire. Le coup d’envoi était donné : il fallait désormais s’attendre à ce que les grammaires accordent une place de plus en plus grande à toutes les catégories de mots, et pas seulement à celle des verbes.

 

Déjà une terminologie propre à cet angle d’approche se met en place : on sait ce que sont les constructions verbales, mais on peut tout aussi bien parler des constructions adjectivales ; les co-occurrents sont des suites (continues ou discontinues) de mots qui se côtoient fréquemment dans un même texte (chien - aboyer ; critiquer - vertement) ; les collocations sont des co-occurrents consécutifs (les ficelles du métier) ; beaucoup de collocations sont figées et constituent des mots composés, comme nous l’avons vu plus haut à propos de la définition du « mot » donnée par Maurice Gross. Les corrélés entretiennent entre eux des rapports de parenté sémantique sur l’axe paradigmatique. Enfin, d’une certaine façon, les actants et le champ actanciel de Jacqueline Picoche, entrent dans le cadre de cette approche syntaxique du « mot ». Sans utiliser des termes aussi savants, avec les simples mots construction et composé, que tous les apprenants peuvent comprendre et retenir, il est déjà possible de dire beaucoup de choses.

 

Si nous sommes d’accord sur ce que sont les mots, sur les divers angles sous lesquels ils peuvent être approchés, et sur le minimum de terminologie indispensable pour en parler, se pose alors la question de leur apparition ou de leur présentation, sans oublier la question corollaire de leur sélection. Pourquoi a-t-on si longtemps négligé l’apprentissage du vocabulaire ? Tout simplement parce que nombreux sont ceux qui ont pensé, et pensent encore, qu’il suffit d’exposer aussi souvent que possible l’apprenant à un grand nombre de textes[3] variés pour que, petit à petit, tout naturellement, sans effort particulier, les mots qui composent ces textes s’inscrivent dans sa mémoire. C’est ce qu’on appelle la présentation indirecte, le texte et surtout le contexte ayant en outre une autre vertu, celle de permettre de deviner, d’inférer le sens des mots inconnus à partir des mots connus. On voit bien l’origine de la démarche : elle s’inscrit évidemment en réaction contre les listes de vocabulaire thématique auxquelles nous faisions plus haut allusion.

 

Assez tôt pourtant, dans les années cinquante, s’est posée la question d’un apprentissage progressif du vocabulaire. La réponse était de bon sens : il fallait d’abord enseigner les mots les plus fréquents, d’où la publication des travaux de la Commission du Français Fondamental. Le développement de l’informatique aidant, on reparle beaucoup de fréquence depuis quelques années : il est en effet devenu très facile, grâce à l’ordinateur, de travailler sur des corpus écrits volumineux, d’en recenser les mots, et de les classer par ordre de fréquence. On ne citera que deux travaux parmi d’autres : celui d'Etienne Brunet, Le vocabulaire français de 1789 à nos jours, Genève, Slatkine, 1981, effectué à partir du corpus du Trésor de la Langue Française, et celui de Jean Baudot, Fréquence d’utilisation des mots en français écrit contemporain, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1992, qui porte sur un corpus d'articles de presse parus dans les années soixante et d'œuvres de fiction publiées dans la première moitié du XXème siècle.

 

Mais la sélection du vocabulaire, cela ne consiste pas seulement à établir la liste des mots les plus fréquents à enseigner en priorité aux débutants. En principe, on ne reste pas débutant toute sa vie ! Vient un moment où l’apprenant est exposé à des textes (oraux ou écrits) dont le contenu repose sur d’autres bases que l’hyper-fréquence lexicale.[4] Passé, donc, ce premier stade, qui devrait normalement faire l’unanimité, la question se pose du choix des mots à extraire du texte, des mots sur lesquels on va s’attarder, des mots jugés utiles mais encore inconnus des élèves, et qu’il serait par conséquent bon de leur enseigner. Dans la présentation indirecte, le contenu lexical est secondaire : ce qui, avant les années 80, présidait au choix d’un texte, c’était son contenu grammatical. Depuis, c’est plutôt son contenu communicatif, ou fonctionnel, ou tout simplement situationnel. Et la progression, quand on en trouve une, repose sur l’un ou l’autre de ces choix. À notre connaissance, il n’a encore jamais existé de méthode de langue reposant sur une progression lexicale, laquelle supposerait l’existence, la découverte, ou l’élaboration d’un système lexical. Les signes de l’existence d’un tel système, aussi complexe soit-il, ne manquent pourtant pas, et nous les avons, d’une certaine façon, énumérés. Ce que nous avons appelé « angles d’approche » pourrait bien constituer les sous-systèmes du système lexical.

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En attendant que la recherche soit en mesure de proposer aux professeurs un système cohérent, chacun se débrouille généralement « avec les moyens du bord », c-à-d. procède à l’inventaire lexical du texte que le manuel lui impose, ou du document authentique sur lequel il a plus librement choisi de faire travailler ses élèves. Quitte à donner rapidement la traduction des quelques mots rares qui pourraient gêner la compréhension du texte, tout bon pédagogue s’attache à introduire une cohérence dans son inventaire : il est bien rare que les mots d’un texte ne puissent être regroupés, associés, à partir des quatre critères morphologique, syntaxique, sémantique ou thématique, ce dernier ayant la priorité si l’on ne veut pas faire du texte un simple prétexte à un travail « décousu » sur le vocabulaire.

 

Il y a peut-être une autre possibilité de présentation, plus directe, plus systématique aussi, qui consisterait à aller parfois non pas du texte aux mots mais des mots au texte. C’est aussi dans cette perspective de présentation directe que s’inscrivent les dictionnaires d’apprentissage dont on parle de plus en plus. « Présentateur » traditionnel et privilégié des mots, le dictionnaire figure en bonne place sur les rayons des bibliothèques publiques et privées,  mais il est rarement utilisé en classe en dépit de tout le parti pédagogique qu’on en pourrait tirer. On comprend que, par son volume et son coût, le dictionnaire classique, c’est-à-dire celui où l’on cherche le sens des mots qu’on ignore, trouve difficilement sa place sur le bureau de chaque élève, voire sur celui du professeur de français, où il pourrait être mis à la disposition de l’ensemble de la classe. Mais il n’est pas interdit de penser qu’un autre type de dictionnaire, plus systématique, plus sélectif, plus léger, et donc plus maniable et moins coûteux, pourrait prochainement figurer au nombre des manuels imposés ou du moins fortement recommandés. Il y a désormais des logiciels dictionnairiques sophistiqués qui permettent à l’utilisateur de naviguer de mot en mot et à son gré sur l’océan lexical, et d’explorer çà et là des territoires inconnus à partir de bases solidement installées. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de laisser croire que de tels dictionnaires sont à même de remplacer le professeur et le manuel, mais ils peuvent constituer des outils complémentaires avantageux, au même titre que les grammaires et autres livres d’exercices auxquels beaucoup d’enseignants ont recours pour combler les lacunes des manuels, ou tout simplement pour revenir sur des difficultés particulières que les élèves ont du mal à surmonter.

 

Nous voici naturellement passés de la présentation du vocabulaire aux activités à mettre en œuvre pour en faciliter l’acquisition, ou pour vérifier cette acquisition. Nous ne ferons en effet pas de distinction entre les exercices et les épreuves d’évaluation. Il s’agit le plus souvent du même type d’activités ; simplement, les premiers ne sont pas notés, alors que les autres le sont. Les tests de connaissance lexicale que l’on trouve dans certains ouvrages sont ou très savants ou très rudimentaires : ils portent le plus souvent sur des mots isolés et se présentent généralement sous forme de QCM, ce qui ne présente pas grand intérêt. Sans parler des risques mentionnés plus haut que comportent les questions simplistes sur les synonymes et les antonymes.

 

Quels types d’exercices, donc, privilégier ? Quelques éléments de réponse : on peut d’abord demander aux élèves de faire, sur un nouveau texte, un travail d’inventaire lexical à l’image de celui auquel le professeur se livre : chercher et regrouper les mots qui présentent des similitudes formelles ou syntaxiques ; chercher et regrouper les mots qui relèvent du même champ sémantique ou lexical. En somme, une première phase d’observation. Dans un deuxième temps, on n’a pas encore trouvé mieux que le texte à trous, d’abord avec quelques mots en regard pour boucher les trous, puis sans aide ; dans un troisième temps, des exercices de reformulation, puis de résumé, pour arriver, en fin de parcours, à la rédaction libre de quelques phrases, puis d’un texte plus long. Rien de bien révolutionnaire dans tout ça. Le meilleur exemple de cette démarche, on le trouvera dans un ouvrage qui n’a pas pour objectif l’apprentissage du vocabulaire, mais celui de la grammaire :

·    Nouveaux exercices de grammaire

DE SALINS Geneviève-Dominique et DUPRÉ LA TOUR Sabine, HATIER,1985

 

On trouvera aussi, dans la littérature didactique et dans certaines méthodes, des jeux de vocabulaire : tant que ces jeux portent sur des mots existants, ils se justifient, s’ils constituent une occasion supplémentaire de réemploi. On sera en revanche beaucoup plus sceptique à l’égard des jeux de créativité où il est demandé aux apprenants d’inventer des mots et d’en donner une définition. Il nous semble que l’activité définitoire peut trouver sa place en classe de langue, à la condition qu’elle porte sur les mots existants, fréquents, utiles et déjà assez nombreux, sans qu’il soit encore nécessaire d’inventer des monstres, aussi amusants soient-ils.

 

Pour terminer, quelques considérations sur la traduction : très utilisée dans le passé, beaucoup décriée ensuite, elle n’a en fait jamais disparu de la salle de classe, ne serait-ce que parce qu’il est bien difficile d’empêcher un élève de se demander intérieurement comment tel ou tel mot d’une langue se dit dans l’autre ! Il est maintenant admis que le professeur y fasse appel en cas de besoin, sans excès, sans reproduire des pratiques de type plutôt universitaires que scolaires. La traduction reste une forme d’évaluation très utilisée dans les examens et concours de niveau élevé ; mais, à notre niveau, une traduction à trous ou fautive, qui porterait sur un petit nombre de mots dûment isolés, pourrait permettre d’en vérifier l’acquisition, ou, pour être plus précis, de vérifier si telle ou telle acception de ces mots a bien été acquise.

Jean-Claude Rolland, 1997-2005

 

Presque vingt ans se sont écoulés depuis le jour où les premières lignes de ce texte furent écrites, pour les besoins d’un stage de formation d’inspecteurs tunisiens de français, et neuf depuis que les lecteurs du site EduFLE.net y ont librement accès. Invité à le mettre en ligne sur le site du CILF, nous avons cru bon de rajouter les quelques lignes ci-dessous à un contenu qui conserve, croyons-nous, toute sa validité.

 

Que s’est-il passé pendant ces dernières années en matière d’enseignement du vocabulaire dans le domaine du français langue étrangère ? Où en est la recherche théorique sur ce sujet dans l’Université française ? Où sont les publications, les articles ? Inutile de chercher, il n’y en a pas. Il n’y a en tout cas rien n'a été publié. L’excellent ouvrage Enseigner le vocabulaire en classe de langue, de Marie-Claude Treville et Lise Duquette n’a pas été supplanté. On continue partout à s’intéresser à ces formidables squelettes virtuels que sont la grammaire et les fonctions de communication mais le lexique, la chair vivante et concrète des mots à accrocher à ces structures immuables, reste le grand négligé de la didactique des langues.

 

Heureusement, en français langue maternelle, il en va tout autrement. Depuis quelques années une petite équipe française de théoriciens et de praticiens volontaristes ont réuni leurs forces et leurs savoirs pour monter et alimenter le site VOCANET (http://www.vocanet.fr) auquel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. Il serait bien surprenant que les enseignants de français langue étrangère ou seconde ne trouvent pas là eux aussi quelque parti à tirer d’un travail qui n’a pourtant pas été élaboré prioritairement à leur intention.

Jean-Claude Rolland, février 2014

 

[1]  Les usuels du Robert, 1983.

[2] Notamment du Dictionnaire du français usuel, 15000 mots utiles en 442 articles, de Jacqueline Picoche et Jean-Claude Rolland, Bruxelles, Duculot-De Boeck, 2002, 1064 pages. Versions cédérom  et cédérom en réseau.

[3] au sens large de « séquence discursive orale ou écrite »

[4] J’utilise ce terme à dessein plutôt que celui de fréquence, car dès que l’on sort des quelques 500 ou 600 mots les plus fréquents du français, et probablement de n’importe quelle langue, on voit apparaître des divergences qui résultent évidemment de la quantité et de la qualité des corpus forcément limités sur lesquels ont porté les études statistiques).