Hubert Joly


Théodore Monod (1902-2000)

Un scientifique au service de l’Afrique

Hubert JOLY


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Théodore Monod (1902-2000)

Un scientifique au service de l’Afrique

 

A l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Théodore Monod qui a consacré la plus grande partie de sa vie à l’Afrique et plus particulièrement à l’étude du Sahara, une exposition organisée à Paris par notre ami José-Marie Bel (dont le CILF a publié en 1989 l’ouvrage « Peuple et architecture du Yémen » en coédition avec l’Institut international d’architecture méditerranéenne) et qui vient de fermer ses portes temporairement, a été l’occasion de redécouvrir un livre d’entretien entre Bel et Monod (José-Marie Bel, Théodore Monod, La quête des encensiers du Yémen).

Personnellement, je n’ai pas eu la chance de connaître vraiment T. Monod que j’ai seulement croisé dans les couloirs de l’UNESCO en septembre 1968 à l’occasion de la Conférence pour l’utilisation rationnelle des ressources de la biosphère, lorsque j’étais secrétaire de la délégation française dont ce scientifique faisait partie.

Je ne l’ai découvert que plus tard, par la lecture de certains de ses écrits, en particulier  L’émeraude des Garamantes  ou Méharées, que je recommande très vivement à la méditation de ceux qui ont un brin de curiosité scientifique et qui aiment la nature.

C’est que Théodore Monod peut se vanter d’avoir vécu une vie aussi singulière que plurielle.

Né dans une famille protestante, avec un père pasteur, et marqué par la foi de ses parents au point qu’il emportera toujours sa bible lors de ses pérégrinations désertiques, le jeune Monod éprouve très tôt un intérêt passionné pour les sciences naturelles, au point de tenir à l'âge de 14 ans des journaux de ses vacances et de se faire lui-même le chroniqueur et l’éditeur d’un journal scientifique dont il occupe, seul, toutes les fonctions.

Entamant une licence de sciences naturelles après son bac, il s'inscrit à un stage d'océanographie  à Roscoff et aux Glénans, où il s'intéressera alors aux… crustacés. Nanti de son diplôme, il entre au Muséum en tant qu'assistant à l'âge de 20 ans et s'embarque dès novembre 1922 pour une mission océanographique au large du Rio de Oro et de la Mauritanie où il étudiera cette fois… les poissons. C'est là qu'il aura l'occasion de se joindre à une petite caravane pour regagner Saint-Louis du Sénégal par terre plutôt que par mer. Revenu au Muséum, il repartira en 1925 pour une mission sur les fleuves du Cameroun où son intérêt ne se limitera pas aux seules eaux douces. Mais c'est à partir de  1927 que la vocation désertique de Monod se confirmera avec une mission qui le conduira d'Alger à Dakar en passant par Tamanrasset et Tombouctou. Puis c'est le service militaire qu'il accomplit par chance comme "chamelier de deuxième classe” (!!!) dans une compagnie saharienne. Et là on voit se déployer la personnalité du méhariste. Non content de relever les gravures rupestres, il en profite aussi pour recueillir des échantillons de tout ce qui se présente à ses yeux.

Pour corser le tout, le soir à la veillée, il lit à ses compagnons qui en demeurent oreilles bées "Salammbô et, plus fort encore, La princesse de  Clèves. Imaginez la cour d'Henri II en plein milieu d'un reg…  Entre Sarko et Monod, y aura pas photo !!!

Revenu au Muséum, marié, notre héros a toujours la bougeotte et dès  le printemps 1934, il est envoyé à la recherche d'une soi-disant météorite aux environs de Chinguetti (Mauritanie) que ni lui, ni personne, ne trouvera jamais. Qu'importe, notre homme continue son chemin, explore le Tagant, va jusqu'à Tombouctou, remonte jusqu'aux mines de sel de Taoudeni, visite celles, abandonees, de Teghazza que René Caillé avait vues en exploitation un siècle plus tôt et, surtout, découvre enfin ce qu'il cherchait depuis des mois, les "argiles à graptolites" qui, connues en Guinée et dans le sud algérien, permettent d'un coup de dater la géologie de la Mauritanie.

 

Avec tant de cordes à son arc, après le refus de Marcel Griaule de prendre la direction de l’Institut français d’Afrique noire, créé à Dakar en 1936, Monod est nommé à ce poste en 1938 et s'installe… dans trois petites pièces. Il organisera l’essor de l'IFAN malgré les difficultés des années de guerre. On lui doit d’avoir su s’entourer d’une équipe pluridisciplinaire intégrant des collaborateurs africains qu’il aura à cœur d’animer de sa flamme. Il ne croira pas s’abaisser en rédigeant un guide du chercheur débutant. Il aura même comme collaborateur lointain Bernard Maupoil, ethnologue et administrateur de la France d’Outre-Mer.

 

De la fin de la guerre, et jusque dans son grand âge, se partageant entre le Muséum et le Sahara, Monod ne cessera plus de sillonner le désert, presque seul, accumulant une prodigieuse collection d'informations et d'échantillons.

Comme il le dira lui-même, il s’est trouvé être, historiquement, le premier et le dernier humain à avoir découvert et parcouru à pied, avant le règne universel du camion et de l’automobile, des milliers de kilomètres dans le Sahara dont il est devenu le meilleur spécialiste, s’aventurant parfois dans des zones que les caravanes et les pasteurs ignoraient parce qu’elles étaient privées de puits. Il y a même trouvé un homme fossilisé du Néolithique.

Pour moi, qui ne suis pas un homme du désert et qui suis né avec une séguia dans la tête, qui ne peux résister au murmure des fontaines de l’Alhambra, qui deviens fou au bord de la plus modeste source, je peux cependant comprendre Monod. Contrairement aux autres régions de la planète, et contrairement à ce que les apparences pourraient laisser croire, les déserts sont les seuls endroits du monde où l’on peut avoir pour soi tout seul, à la fois l’immensité des terres, celle des mers (de sable bien entendu) et du ciel (loin des pollutions lumineuses et industrielles), avec, en prime, le vent qui, comme chacun sait, « souffle où il veut ».

 

Comment s’étonner dans ces conditions que Monod ait succombé très tôt au charme de « ces espaces infinis » et qu’il ait su tout naturellement allier à ses préoccupations scientifiques  l’élévation de sa foi et l’envoutement de la poésie.

 

On l’imagine, et on le voit sur quelques photos, cheminant seul, cuit par le soleil ou gelé, un peu à l’écart de son chamelier avec lequel il partage un peu d’arabe ou de berbère, un peu de riz, très peu de thé, le feu du soir, mêlant la méditation à une curiosité sans cesse en éveil, armé d’un marteau et d’un arsenal de poches pour casser et conserver les cailloux étranges rencontrés sur sa route et percer les secrets de leur géologie, notant et dessinant tout ce qui lui paraît digne d’être retenu,  s’émerveillant du chant des rares oiseaux croisés ou des formes inattendues de la vie, de la terre, du ciel, car, dans le desert, le ciel est vivant.

 

Dépouillé de tout, y compris du « vieil homme”, il pourra mettre sa liberté totale et son ascèse au service de sa passion de scientifique, d’admirateur de la nature et de croyant. Au plus haut niveau, ces trois « fonctions » peuvent se rejoindre comme aujourd’hui les mathématiques, la physique et la chimie ont opéré leur convergence.

 

Administrateur, découvreur, animateur, Monod est aussi un homme libre qui ne s’embarrasse d’aucun des préjugés du racisme ou de l’idéologie coloniale de l’époque. Pacifiste, et on pourrait dire antimilitariste, écologiste bien avant la lettre, il s’affranchit de toute entrave au point d’inquiéter ses supérieurs quand, - caporal-chef mobilisé – il est envoyé à la frontière libyenne au début de la seconde guerre mondiale avec une mission qu’on pourrait qualifier d’espionnage. En pleine guerre, il a alors le culot de prendre contact avec les autorités italiennes parce qu’il a besoin d'escalader un volcan situé en Libye pour échantillonner, transcendant ainsi les absurdités et la sottise du conflit qui déchire l’Europe et le monde.

 

Bien qu’il ait sillonné le monde et ses déserts, et pas seulement les déserts, Monod s’est épris d’un immense amour pour le continent africain, embrassant dans sa passion la totalité des choses et des êtres au fur et à mesure qu’il les découvrait.

S’il n’en fallait qu’une preuve, je citerais l’extraordinaire morceau de bravoure qu’il consacre aux couleurs de l’Afrique à partir d’une mise en question de la prétendue noirceur de l’Afrique. Ce texte que la législation sur le droit d’auteur m’interdit de citer autrement que par bribes et qu’on trouvera in extenso dans le”livre qui lui fut consacré à l’occasion de son quatre-vingt-huitième anniversaire sous le titre “Théodore Monod”  par les éditions AGEP (1990), accompagné d’un grand nombre de belles photos, ce texte, je me mords les doigts, je me ronge les poings, je m’arrache les cheveux par désespoir de ne l’avoir pas écrit moi-même.

N’ayant passé que trop peu de temps en Afrique, et pourtant marqué dès le premier abord par l’odeur de sa terre, n’ayant fréquenté le désert que pendant trois jours de ma vie à Tamanrasset, je n’ai pas connu cette ivresse des couleurs de l’Afrique. Mais, tout bizuth que je sois resté dans ce domaine, il me semble que le continent travaille dans deux gammes complètement différentes.

Au grand soleil de midi, c’est la crudité, l’écru des couleurs, répandues en grands aplats et cernées par d’étroites ombres noires, qui domine la palette africaine.  Mais, aux heures intermédiaires du soir et du matin, c’est autre chose. A la tombée de la nuit, lorsque l’atmosphère est humide comme en saison des pluies, les couleurs s’éteignent, s’apaisent et s’unifient  sous un voile  de brume à peine cendrée, tandis que le ciel passe de l’or au vert, avant de basculer dans l’ombre. Ou bien, à la levée du jour, au moment même où elles naissent, dans ce court laps de temps qui commence à l’aurore et se termine avec l’aube, les couleurs se subliment devenant, coloris, puis teinte, nuance, essence et même quintessence, dans un continuum décroissant qui n’a plus de frontières, au point qu’on ne sait plus les nommer et qu’on est obligé d’employer pour les désigner des comparaisons vagues et poétiques comme « gorge de pigeon » ou « limpidité de cristal ».

Qui n’a pas connu la gloire des matins d’Afrique aurait peine à l’imaginer.

Monod en a connu, savouré et intériorisé l’ivresse et le ravissement.

Aussi, dans ce véritable hymne à l’Afrique qui résume sa personnalité, je ne peux m’empêcher d’en citer la prière finale, si pleine de tendresse et de foi, qui, plus que tout, me fait considérer Monod comme l’esprit dont je me sens le plus proche – et pourtant si loin de lui – et comme l’un des plus « honnêtes hommes » du vingtième siècle au sens où on l’entendait au XVIIe.

« Seigneur, bénissez dans tous les villages de cette Afrique, ces hommes qui dorment, mais aussi le poussin de l’aigrette, le faon de la gazelle, et l'arbre qui souffre au fond de vos déserts, et le beau mil qui, silencieux mais obstiné, mûrit son bon grain".

            Et moi, oserai-je dire : "Seigneur, oui Seigneur, bénissez Monod" ?