Hubert Joly


À la mémoire de Madame le Dr Mouliérac-Lamoureux

Hubert JOLY


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Au moment où j'entreprends la numérisation de l'ouvrage Des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem aux Chevaliers de Malte d'aujourd'huipublié en 1985 avec l'aide de l'Association française des membres de l'ordre souverain militaire et hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte, il m'est agréable de rappeler ici la mémoire de Madame le Dr Mouliérac-Lamoureux dont l'énergie et l'infatigable activité ont rendu possible l'organisation du colloque organisé par ses soins au château du Barroux les 2-3-4 septembre 1 983, il y a donc maintenant 18 ans. Il y a longtemps que les actes de ce colloque sont épuisés et il me semble que la saisie et la mise sur Internet des textes publiés à l'époque sont un juste hommage rendu à la mémoire de Madame le Dr. R.L. Mouliérac-Lamoureux aujourd'hui décédée. Mais j'ai aussi des raisons très particulières de rappeler le souvenir d'une personne qui n'était que trois fois docteur : en médecine, en histoire du droit et en histoire de l'art...Et je ne peux faire mieux que de rappeler les circonstances presque burlesques de notre connaissance et la naissance de notre amitié. 


L'histoire commence en avril 1956, il y a donc 45 ans...


Cette année-là, je préparais l'École de la France d'Outre-mer au lycée Louis-Le-Grand. Aux vacances de Pâques, mon père, professeur de zoologie à l'École des Eaux-et-Forêts de Nancy décide d'aller inspecter les populations d'insectes commençant à se développer dans le Midi sur tous les arbres gelés par le très grand froid du mois de février 1956 et il loue pour la durée d'une semaine des vacances de Pâques une maison forestière comportant ce qu'on appelait un logement d'officier au Trayas, sur la Côte d'Azur. Au bout d'une semaine d'inspection sur les pins maritimes et les eucalyptus gelés, nous remontons vers Avignon et mon père explore donc les arbres morts de la région. Je l'accompagnais souvent, ayant quelque gout pour l'entomologie. Un de ces matins, nous étions un peu au nord de Carpentras lorsque mon père freine brusquement sur une petite route de campagne et se gare à côté d'un verger d'oliviers complètement morts, du moins en apparence. Il se précipite, piochon en main pour aller gratter l'écorce. Je lève la tête et j'aperçois un ravissant village provençal couronné par un impressionnant château Renaissance. Je m'écrie : «Papa, c'est celui-là que je veux ! » Mon père connaissait ma folie de l'architecture, déjà bien développée à l'époque. Il ne fait que sourire mais regarde tout de même ce magnifique château... Nous rentrons à Avignon et, chez des amis forestiers, je raconte ma découverte. « Ah ! C'est le château du Barroux » disent mes amis qui l'ont parfaitement identifié d'après la description que je viens de leur faire... et nous passons à autre chose.
 Deux ans plus tard, c'est-à-dire en 1 958, nous recevons de nos amis d'Avignon un petit mot d'où tombe une coupure de journal. C'est une annonce. Le château est à vendre... 20 000 F. Je suis étudiant et je n'ai pas un sou mais je décide tout de même d'écrire au propriétaire en lui disant que je serais acheteur... Une quinzaine de jours plus tard, la réponse arrive. M. Vaison de Pradennes m'indique qu'il n'est pas très pressé de vendre son château et que, de toute façon, il y a une erreur d'un zéro dans l'annonce... Je n'avais pas 20000 F, comment en trouverais-je 200000 ? Très déçu de n'avoir pas abouti, bien que n'aie pas eu trop d'illusions, je referme le dossier du Barroux mais j'en conserve un regret aussi vif que le souvenir... Dix-huit années passent. Et voilà que pendant l'été1 976 deux évènements fortuits réveillent le château au Bois-Dormant. Dans une revue, je vois que le Dr. Mouliérac a reçu le neuvième prix de l'émission de télévision Chefs-d'œuvre en péril pour avoir restauré le château du Barroux. Et, dans une autre revue, au même moment, je découvre un entretien dudit Dr. Mouliérac expliquant que son âge avançant, elle (car c'est une dame) commence à envisager de passer la main et serait heureuse de trouver quelqu'un pour s'intéresser au château. D'un seul coup, la passion me remémore le Barroux et prenant ma plus belle plume j'écris à madame Mouliérac : «Chère Madame, ce château ne vous appartient pas mais il m'appartient, à moi, c'est sûr, car si vous le restaurez depuis 1959, moi je l'ai vu en 1956, donc avant vous...». Et mille autres fadaises de ce genre. Une semaine plus tard, Madame Mouliérac me répond : « Cher Monsieur, j'étais à l'hôpital quand j'ai reçu votre lettre. J'ai tellement ri en la lisant que j'en suis sortie guérie... Mais ne croyez pas que je suis une vieille dame à cheveux blancs qui va vous léguer son château, je ne suis que locataire pour une durée de vingt-cinq ans... Mais enfin, si ce château vous plait tant, et si vous voulez le visiter, c'est avec plaisir que je vous le montrerai si vous avez l'occasion de venir par ici ». Dans mon innocence, je n'avais pas vu en 1956 que le château Renaissance du Barroux était en fait ruiné, mais on ne voyait pas, du contrebas du village, qu'il avait perdu ses toits, ayant été brûlé par les Allemands en retraite au mois d'août 1944. Madame Mouliérac l'avait loué au prix de 1 F par an pendant vingt-cinq ans mais elle s'était attachée avec sa sœur, Madame Leclerc, son beau-frère et un neveu, hélas tous deux très tôt décédés, à refaire non seulement les toits mais aussi tout ce qu'elle avait pu consolider et elle avait équipé un petit centre de colloques et de conférences qu'elle animait, faisant visiter le bâtiment pendant les mois d'été. Nous établissons une correspondance amicale et, en 1978, j'ai enfin l'occasion de venir à Avignon. je préviens le Dr. Mouliérac et je suis donc invité à venir déjeuner au château. Il ne m'aura donc fallu que vingt-deux ans pour franchir la porte du Barroux. Nous sympathisons et au fil des mois nous tissons des liens d'amitié. Un été, en 1985 je crois, ma fille Bénédicte et ma fille Lorraine avec mon futur gendre Jérôme Grévy viennent faire les gardiens pendant quinze jours pendant que ma femme, nos autres enfants et moi logeons aux Géraniums. Puis Abdelouahab Ayadi et Nora leur succèdent pendant quinze autres jours. J'organise un stage d'étudiants en architecture de notre Institut international d'architecture méditerranéenne et nous en tirons les plans du château qui seront publiés dans notre revue Perspectives méditerranéennes. Un jour de 1984 ou 1985 plutôt, Madame Mouliérac me dit que son bail va se terminer et que le propriétaire propose de le renouveler pour un autre laps de vingt-cinq ans. Elle se sent un peu fatiguée et me demande si nous ne voudrions pas lui succéder. Sur ma réponse affirmative, elle en parle au propriétaire qui accepte de faire établir un nouveau bail de vingt-cinq années après que je l'eus rencontré à Lyon. C'est d'ailleurs à cette occasion que je parle à M. Vaison de Pradennes de notre Dictionnaire des Industries alors en cours de rédaction que j'envisage de vendre 800 F. Il me rit au nez et me conseille de le vendre au moins 1200 F, ce que nous ferons. Pendant cet hiver 1985-1986, je me rends au Barroux pour prendre nos dispositions et je me rappelle n'avoir jamais eu aussi froid de ma vie au détour des remparts du château, littéralement coupé par un mistral glacé. Le grand jour arrive enfin. Je me rends à Carpentras chez le notaire, accompagné par Mme Mouliérac et je signe le bail que le propriétaire a fait établir. Nous rentrons au Barroux où, pendant l'hiver Mme Mouliérac et sa sœur logent dans une villa, les Hortensias, en contrebas du château. Nous dinons pleins de projets et dans la bonne humeur... Madame Mouliérac ouvre une bouteille de champagne et s'écrie « Enfin , le plus beau jour de ma vie est arrivé. J'ai sauvé ce château et je sais que pour un quart de siècle vous allez à nouveau le faire vivre et achever sa restauration. Au reste, je suis à vos côtés et autant que j'aurai de la force, je vous aiderai ». Je dors aux Hortensias (j'y rêve peut-être mais je ne m'en souviens pas) et, le lendemain matin pendant que nous prenons notre petit déjeuner avant de regagner Avignon pour prendre mon train de retour vers Paris, coup de téléphone. C'est le notaire de Carpentras. Mme Mouliérac revient pâle comme la mort : « Ce vieux crocodile de Vaison de Pradennes annule tout », me dit-elle. Il aurait invoqué l'impôt sur les grandes fortunes. En fait, nous n'avons jamais compris ce revirement et je dois avouer que la déception fut nettement plus forte pour moi en 1986 que vingt-huit ans plus tôt quand il manquait un zéro. 

La suite de l'histoire est un peu triste.

Finalement, Mme Mouliérac accepta un renouvellement de son bail pour une durée de trois ans puis elle abandonna. Une association des amis du Barroux ayant repris le titre de celle que nous avions créée loue encore le château et le fait visiter en sous-louant des salles pour des expositions de peinture qui ne sont pas toutes géniales. Mais même si maintenant le château redevenait disponible, je crois que le cœur n'y serait plus et que je ne me lancerais plus dans une aventure pour laquelle M. de Rovigliasc qui l'avait construit en 1537 a dû, lui-aussi, essuyer beaucoup de mécomptes... Qu'on ne prononce donc plus le nom du Barroux devant moi, et, si je vais en Provence, lorsque je l'aperçois, toujours aussi beau au-dessus de son village, je détourne la tête.Et pourtant...j'ai gardé ce joli nom et je suis toujours... Monsieur de Rovigliasc. 

Hubert JOLY